Chapitre XX
CHEZ TANTE JENNIFER
A deux heures et demie, le docteur Warren reçut la visite d’Emily Trefusis. Cette gracieuse jeune fille, intelligente et pleine de décision, lui plu tout de suite et il lui répondit aimablement.
— Mademoiselle, je comprends votre point de vue. Contrairement à ce qu’on lit dans les romans, vous jugez qu’il est très difficile de déterminer l’heure de la mort. J’ai examiné le cadavre de Trevelyan à huit heures et je puis affirmer que le capitaine a été tué au moins deux heures auparavant. Fixer au juste le moment, c’est autre chose. Vous me diriez que le crime a été commis à quatre heures, je vous répondrais : possible, mais je penche pour une heure plus tardive et quatre heures d’horloge ou quatre heures et demie est le laps de temps extrême qui s’est écoulé entre la mort et le moment où j’ai vu le cadavre.
— Merci, docteur, c’est tout ce que je désirais savoir.
Emily Trefusis prit le train de trois heures dix pour Exeter et se fit conduire à l’hôtel où était descendu Mr. Dacres.
Celui-ci connaissait Emily depuis qu’elle était enfant et avait géré les biens de l’orpheline.
— Emily, lui dit-il, il faut vous montrer courageuse. Le cas de James Pearson est pire que nous l’imaginions.
— Pire ?
— Oui. N’allons pas par quatre chemins. On a découvert certains faits qui placent votre fiancé dans une situation défavorable et ont amené la police à l’accuser du meurtre de son oncle. Je crois de mon devoir de vous révéler toute la vérité.
— Dites-moi ce dont il s’agit, je vous prie, monsieur Dacres.
Elle fit cette demande d’une voix calme, bien résolue à ne point se laisser abattre. James ne pourrait être sauvé par des larmes, mais par des actes ; elle devait donc conserver tout son sang-froid et son entière liberté d’esprit.
— James Pearson se trouvait acculé à de pressants besoins d’argent, dit Mr. Dacres. Je ne veux point discuter le côté moral de la situation, mais depuis quelque temps Pearson empruntait – pour employer un euphémisme – à la caisse de ses patrons, à leur insu naturellement. Il aimait à boursicoter et, en une occasion, prévenu que certains dividendes devaient sous peu grossir son compte, il anticipa sur cette entrée de fonds et employa l’argent de la maison où il travaillait pour acheter de nouvelles actions dont il envisageait la hausse prochaine. Cette transaction ayant donné un résultat satisfaisant, il remit l’argent dans la caisse sans se douter un seul instant de la malhonnêteté du procédé. Encouragé par ce succès, il recommença il y a une semaine. Malheureusement, cette fois se produisit un fait inattendu. Les livres de la maison sont examinés à dates fixes, mais, pour une raison quelconque, cette date fut devancée et Pearson se trouva placé devant un dilemme angoissant. Il devinait de quelle façon son action serait interprétée, mais il lui était impossible de réunir le montant nécessaire. En dernière ressource, il a couru à Exhampton pour exposer son cas à son oncle et lui demander de l’aider, mais celui-ci refusa net.
« Dès que la police fut mise au courant de ces agissements de James Pearson, elle y vit le mobile du meurtre. Comprenez-vous, Emily ? Une fois le capitaine Trevelyan mort, rien n’empêchait Pearson d’aller solliciter de Mr. Kirkwood une avance d’argent pour le sauver du déshonneur.
— Quel idiot ! fit Emily.
— En effet, acquiesça sèchement Mr. Dacres. Il nous reste à prouver que James Pearson ignorait totalement les dispositions testamentaires de son oncle.
Emily réfléchit un instant.
— Impossible ! Tous les trois, Sylvia, James et Brian Pearson, parlaient souvent en plaisantant de l’héritage de l’oncle Trevelyan.
— Pas de chance !
— Vous ne le croyez pas coupable, monsieur Dacres ?
— Cela peut paraître bizarre, mais je ne le suspecte point. James Pearson me fait l’effet d’un garçon très franc et, si vous me permettez de compléter ma pensée, il ne possède point une notion exacte de l’honnêteté commerciale, mais je ne le vois guère assommant un vieillard avec un bourrelet de sable.
— Si seulement la police partageait notre façon de voir !
— Ce serait, en effet, à désirer. Nos impressions et nos idées personnelles ne servent pas à grand-chose au point de vue pratique. Pearson s’est mis dans une impasse et je ne vous cacherai pas, ma chère enfant, que je tremble pour lui. Aussi je vous conseille de prendre comme avocat Me Lorrimer. On l’appelle l’Espoir des Désespérés, ajouta-t-il en riant.
— Vous avez vu James, n’est-ce pas, monsieur Dacres ?
— Certainement.
— Eh bien, dites-moi franchement si vous croyez à la sincérité absolue de sa déposition.
Emily lui exposa longuement l’idée qu’Enderby lui avait suggérée. L’avoué réfléchit avant de répondre.
— Pour moi, dit-il, j’ai l’impression qu’il m’a raconté sa visite à son oncle telle qu’elle s’est passée. Il y a peu de probabilités qu’il ait eu vent de la mort de son oncle et qu’il soit entré par la fenêtre pour se trouver en présence du cadavre.
— Tout de même, à la prochaine visite que vous lui ferez, voulez-vous le supplier de dire la vérité, monsieur Dacres ?
— Je n’y manquerai point. Cependant, Emily, ne vous faites pas d’illusions. La nouvelle de la mort du capitaine s’est répandue dans Exhampton vers huit heures et demie, et James Pearson a pris le premier train le lendemain matin… En quittant Exhampton à une heure plus tardive, il aurait moins attiré l’attention sur ses faits et gestes. S’il avait découvert le cadavre de son oncle peu après quatre heures et demie, comme il vous l’insinue, il aurait quitté immédiatement Exhampton. Il y a un train qui part de cette station peu après six heures et un autre à huit heures moins le quart.
— Je n’avais pas songé à cela, annonça Emily.
— Je l’ai longuement interrogé sur la façon dont il a pénétré chez son oncle, et il m’a expliqué que le capitaine lui avait fait enlever ses souliers avant de franchir le seuil. Voilà la raison pour laquelle il n’existait pas de traces humides dans le vestibule.
— Il ne dit pas qu’il a entendu un bruit quelconque, pouvant faire soupçonner que quelqu’un d’autre se trouvait dans la maison ?
— Il ne m’en a pas parlé, mais je le lui demanderai.
— Merci, monsieur Dacres. Si je lui écrivais un petit mot, pourriez-vous le lui remettre ?
— A condition que tout le monde puisse le lire.
— Oh ! il sera on ne peut plus discret.
Elle s’assit devant le bureau et traça quelques lignes :
Mon très cher James,
Tout va s’arranger. Bon courage ! Je travaille nuit et jour pour découvrir la vérité. Avec quelle légèreté vous avez agi, mon pauvre chéri !
Votre fiancée qui vous aime.
Emily.
— Voilà ! annonça-t-elle.
Mr. Dacres lu ce petit mot sans faire de commentaires.
— Je me suis appliquée à écrire ce billet afin que les chefs de la prison le lisent aisément. A présent, je me sauve.
— Permettez-moi de vous offrir une tasse de thé, Emily.
— Je vous remercie, monsieur Dacres, mais je n’ai pas le temps. Je vais voir la tante de James.
En entrant à la villa des « Lauriers », Emily fut prévenue que Mrs. Gardner était sortie, mais ne tarderait pas à rentrer.
— En ce cas, je vais l’attendre, dit Emily en souriant à la servante.
— Désirez-vous voir la garde-malade ?
Emily, toujours prête à lier connaissance, ne demanda pas mieux.
Quelques minutes plus tard arriva miss Davis, enchantée de satisfaire sa propre curiosité.
— Bonjour, mademoiselle, je suis Emily Trefusis, la future nièce de Mrs. Gardner. Mon fiancé, James Pearson, vous le savez sans doute, a été arrêté.
— C’est affreux ! Nous avons lu cela dans les journaux de ce matin. Mais vous semblez supporter votre chagrin avec beaucoup de courage, mademoiselle.
Une légère désapprobation perçait dans le ton de la garde-malade. Une infirmière, semblait-elle dire, possédait assez de force de caractère pour ne point se laisser abattre par les circonstances ; elle s’attendait à plus de faiblesse chez le commun des mortels.
— A quoi bon étaler sa douleur ? répliqua Emily. J’espère que cette affaire ne vous ennuie pas outre mesure… je veux dire de vivre dans une famille où il y a un meurtre ?
— Evidemment, c’est très déplaisant, déclara la nurse, mais le devoir avant tout !
— C’est admirable ! La tante Jennifer devrait s’estimer heureuse d’avoir chez elle une personne sur qui elle peut compter.
— Vous êtes trop aimable, mademoiselle. J’en ai vu bien d’autres. Ainsi, dans ma dernière maison…
Emily écouta poliment une longue histoire scandaleuse et compliquée. Ayant complimenté la nurse sur sa discrétion, son tact et son savoir faire, Emily aiguilla la conversation sur les Gardner.
— Je ne connais pas du tout le mari de tante Jennifer, dit-elle. Je ne l’ai pas encore rencontré. Il ne sort jamais, paraît-il ?
— Hélas ! non, le pauvre monsieur !
— De quoi souffre-t-il exactement ?
La nurse ne se fit pas prier et s’étendit sur le sujet avec toute sa grande compétence professionnelle.
— Ainsi, murmura Emily, il pourrait guérir tout d’un coup ?
— Oui, mais il demeurerait extrêmement faible.
— Cela se conçoit. Mais enfin on peut conserver un peu d’espoir.
Emily, qui avait noté dans son calepin l’alibi de tante Jennifer, ajouta :
— Quand on pense que la tante Jennifer était en train de se distraire au cinéma au moment où l’on assassinait son frère !
— Elle ne pouvait prévoir le drame.
Emily réfléchit à la façon de poser adroitement la question suivante :
— N’eut-elle pas une sorte de pressentiment ? N’est-ce point vous qui étiez dans le vestibule au moment où elle entrait et qui lui avez trouvé l’air toute chose ?
— Oh ! non, ce n’est sûrement pas moi. Je ne l’ai revue qu’à l’heure du dîner et elle avait son air habituel.
— J’embrouille sans doute les faits.
— Il s’agit peut-être d’une autre parente de votre fiancé, suggéra la nurse. Je me reprochais même d’avoir laissé mon malade seul pendant de longues heures l’après-midi, mais c’est lui qui a insisté pour que je sorte.
Soudain, elle consulta sa montre.
— Mon Dieu ! il m’a demandé de renouveler sa bouteille d’eau chaude. Il faut que je m’en occupe. Excusez-moi, mademoiselle.
Emily se trouva seule. Au bout d’un moment, elle sonna.
La petite bonne en savates apparut, tout effrayée.
— Comment vous appelez-vous ? lui demanda Emily.
— Béatrice, mademoiselle.
— Bien. Béatrice, je ne pourrai guère attendre. Je voulais demander à ma tante… à Mrs. Gardner, plutôt… je voulais lui parler des achats qu’elle fit vendredi… Savez-vous si elle a rapporté un gros paquet ?
— Non, mademoiselle, je ne l’ai pas vue rentrer.
— Ne m’avez-vous pas dit qu’elle était de retour à six heures ?
— Si, mademoiselle. Je ne l’ai pas vue à cette heure-là, mais lorsque je lui ai monté de l’eau chaude dans sa chambre, à sept heures, j’ai été surprise de la trouver étendue sur le lit dans l’obscurité. « Madame, lui ai-je dit, vous m’avez fait peur.
Je ne savais pas que vous étiez là.
— Il y a au moins une heure que je suis de retour », m’a-t-elle répondu, mais je n’ai pas remarqué de gros paquets dans la pièce.
« Voilà deux choses que j’invente : un pressentiment et un gros paquet. Il faut bien être ingénieux », se dit Emily.
Elle sourit à la bonne :
— Je vous remercie, Béatrice. Je vais patienter encore un peu.
Béatrice quitta le salon. Emily tira de son sac un petit horaire de la ligne de chemin de fer local et le consulta.
« Départ d’Exeter : trois heures dix, murmura-t-elle. Arrivée à Exhampton : trois heures quarante-deux. Le temps de se rendre chez son frère, de le tuer – quelle horreur ! – mettons une demi-heure à trois quarts d’heure. Pour le retour, il y a un train à quatre heures vingt-cinq et un autre à six heures dix qui arrive ici à sept heures moins vingt-trois. La garde-malade est également sortie tout l’après-midi de vendredi et personne ne sait où elle est allée… On ne tue pas les gens sans motif. En réalité, je ne crois pas que le crime ait été commis par quelqu’un de cette maison… mais c’est tout de même une consolation de savoir que le fait serait possible. Tiens ! on sonne. »
Un murmure de voix dans le vestibule, la porte du salon s’ouvrit et Jennifer Gardner entra.
— Je suis Emily Trefusis, dit la jeune fille… la fiancée de James Pearson.
— Ah ! vous êtes Emily ! s’exclama Mrs. Gardner en lui serrant la main. Quelle surprise de vous voir !
Emily se sentit soudain faible et petite, comme une gamine prise en faute. La tante Jennifer lui produisait l’effet d’une femme supérieure, possédant de la volonté et de la personnalité pour deux.
— Avez-vous pris le thé ? Non ? Eh bien ! on va vous le servir ici. Un instant, s’il vous plaît… je monte voir Robert.
Une expression étrange transfigura le visage de Jennifer lorsqu’elle prononça le nom de son mari. Sa belle voix au timbre sonore s’adoucit. On eût dit un rayon de soleil effleurant la surface ridée d’un lac sombre.
« Elle l’adore, songea Emily demeurée seule dans le salon. La tante Jennifer m’impressionne et je me demande si l’oncle Robert ne préférerait pas être aimé un peu moins passionnément. »
Lorsque Mrs. Gardner revint, elle avait enlevé son chapeau ; Emily admira les belles ondulations de sa chevelure rejetée en arrière et découvrant un front majestueux.
— Désirez-vous que nous nous entretenions de cet affreux événement, Emily ? Si vous préférez que nous le passions sous silence, je comprendrai votre sentiment.
— A quoi sert d’en parler ?
— Espérons que le meurtrier ne tardera pas à être découvert. Voulez-vous sonner, Emily ? Je vais faire monter le thé de la nurse. Je déteste ces infirmières d’hôpital.
— Est-elle bonne personne ?
— Je le suppose. Robert ne cesse pas de faire ses louanges. Quant à moi, je ne l’aime pas du tout.
— Elle est plutôt jolie, hasarda Emily.
— Jolie ?… Avec ses grosses mains rouges ?
Emily remarqua les doigts blancs et effilés de Mrs. Gardner qui en ce moment reposaient sur la pince à sucre.
Béatrice entra, prit la tasse de thé, une assiette de friandises et sortit.
— Cette affaire a bouleversé Robert, dit Mrs. Gardner. Il se met dans des états incroyables.
— Connaissait-il beaucoup le capitaine Trevelyan ? Jennifer Gardner secoua la tête.
— Il ne désirait même pas le voir. J’avoue que sa mort ne me cause pas une douleur bien profonde. C’était un homme méchant et avare, Emily, et un prêt d’argent à un moment donné eût permis de faire suivre à Robert un traitement très efficace. Le châtiment ne s’est pas fait attendre.
« Quelle étrange femme ! songea Emily. Elle est belle et terrible comme une héroïne de tragédie grecque. »
— Peut-être n’est-il pas encore trop tard. J’ai écrit aujourd’hui même au notaire d’Exhampton pour lui demander une avance sur l’héritage. Le traitement auquel je fais allusion est ce que l’on pourrait appeler un remède de charlatan, mais il a réussi à plusieurs, Emily. Quel bonheur si Robert pouvait enfin marcher !
Le visage de tante Jennifer s’éclaira à cette pensée.
Emily sentait tout tourbillonner autour d’elle, durant cette longue journée de fatigue et d’émotion, elle n’avait guère pris de nourriture.
— Vous souffrez, ma chère enfant ? lui demanda Jennifer Gardner.
— Oh ! ce n’est rien, répondit Emily.
Et, à la fois étonnée et vexée de sa faiblesse, la jeune fille fondit en larmes.
Mrs. Gardner n’essaya point de la consoler. Emily lui en fut reconnaissante. Elle attendit silencieusement qu’Emily eût fini de pleurer. Alors, elle murmura de sa voix douce et grave :
— Pauvre petite ! Quel malheur qu’on ait arrêté James Pearson ! Je voudrais pouvoir vous aider à le tirer de là.